De la crise de la conjugalité à la transformation radicalement structurelle de la notion de famille : portrait de Pierre-Yves Wauthier, post-doctorant EHESS
Publié par EHESS - Campus Marseille, le 6 avril 2023 760
Pierre-Yves Wauthier est en post-doctorat en 2022/2023 au sein de l'EHESS, affecté au Centre Norbert Elias (CNRS/EHESS/AMU/Université d'Avignon) à Marseille.
Lauréat d'un concours postdoctoral de l’EHESS en 2022, Pierre-Yves Wauthier vient de Belgique. Trekker et polyglotte, il a longuement séjourné en Suisse et au Brésil. Après un passage en école d’art, il a obtenu une maîtrise d’anthropologie à l’Université de Louvain (2010), sous la direction de Pierre-Joseph Laurent spécialiste des Mossis et du Cap Vert, mais aussi de la parenté.
La théorie explicative de l’invention du mariage, développée par P.-J. Laurent[1], a conduit P.-Y. Wauthier à s’intéresser à la crise contemporaine de la conjugalité, à la manière d’un ethnologue. La tête pleine de récits ethnographiques classiques et moins classiques, de « la vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie »[2] aux « Nas de Chine, une société sans père ni mari »[3], le mariage et la régulation de la sexualité prennent des formes aussi diverses qu’il y a de sociétés. Il réalise aussi que cette régulation est aussi plastique que l’histoire des sociétés.
Dans le cadre de sa maîtrise d’anthropologie, fautes de moyens qui lui aurait permis de réaliser un terrain lointain, il s’est tourné vers l’étrange mais proche phénomène du speed dating, ce dispositif de rencontre répondant à un découpage du temps et de l’espace ritualisés qui paraissaient plus aisément observable et filmable que les sites de rencontre.
Sur place, les speed-dateurs affichaient un détachement ludique, affirmant volontiers être là « pour le fun ». Mais lorsque Pierre-Yves Wauthier revoyait ultérieurement ces informateurs pour un entretien approfondi, sous forme de récit de vie, il a constaté un leitmotiv saillant. La décontraction de façade affichée lors de la première rencontre cachait souvent une difficulté existentielle : rencontrer « LA bonne personne... celle qui va rester, cette fois. ». Ses informateurs expliquaient qu’au fond, ils cherchaient un partenaire avec qui construire un lien d’attachement pérenne, fonder une famille et instituer un lieu affectivement, sexuellement, ontologiquement et économiquement plus sécurisant que le célibat ou l’incertitude relationnelle. Cette première découverte en a ainsi amené une autre : en se rendant en speed dating, plutôt que sur des sites de rencontre, les usagers espéraient croiser furtivement le regard d’un·e inconnu·e qui générerait une étincelle mutuelle révélant l’évidence que la paire nouvellement formée était faite pour se rencontrer.
Constatant ces stratégies de rencontre, Pierre-Yves Wauthier s'est dés lors interrogé sur ce qui dans notre société contribue à faire de la rencontre amoureuse une épreuve nécessitant un travail assidu, alors même qu’elle est idéalisée comme quelque chose de spontané, fortuit ou magique. Il révèle ainsi quelles tensions sociales rendent cohérentes l’invention et la mise en œuvre de tels dispositifs.
Cette ethnographie de la rencontre contemporaine (en Belgique en 2010) a été publiée sous le titre Mon partenaire en un éclair, un anthropologue en speed dating aux éditions Academia (2015)[4].
Pierre-Yves Wauthier a ensuite obtenu une bourse de l'université de Louvain lui permettant de poursuivre une thèse de sociologie en co-tutelle avec l’Université de Genève (2015-2020), sous la direction conjointe des sociologues Jacques Marquet et Eric Widmer. Il a alors cherché à comprendre quelles évolutions récentes de la société contribuent à l’hétérogénéisation des parcours de vie et des formes familiales.
L’enquête a été conduite à partir d’entretiens menés en Belgique, en France,au Luxembourg et en Suisse, auprès de personnes qui font et élèvent des enfants mais qui ne fondent pas ces activités sur la réalisation d’un couple pérenne et exclusif, comme par exemple, des mères célibataires par choix, des polyamoureux ou des personnes d’orientation homosexuelle qui s’impliquent à plus de deux dans la procréation ou l’éducation d’enfants. En comparant une variété de parcours menant à des configurations familiales diversifiées et non conjugales, il met en évidence un terreau sociétal commun propice à la déconjugalisation de la famille. Mais il met aussi en évidence les contraintes sociétales qui canalisent cette diversification dans certaines directions et pas dans d’autres.
La thèse de P.-Y. Wauthier a été publiée en 2022 sous le titre Faire famille sans faire couple. Comprendre l’hétérogénéisation des parcours familiaux aux éd. Peter Lang, dans une version revue par les pairs, dans la collection Population, Famille et Société (Vol. 36). L’ouvrage est en accès libre ici, grâce au financement du FNS.
Associant des éléments de compréhension à la foi sociologiques et anthropologiques, mais aussi historiques et démographiques, la poursuite des travaux de Pierre-Yves Wauthier a trouvé à l’EHESS un cadre intellectuel propice à la pensée pluridisciplinaire. Le jeune chercheur travaille aujourd’hui sur les transformations des manières de remplir les fonctions traditionnellement attribuées à la famille (résider, se reproduire, élever des enfants, aimer, etc, sans faire couple), dans le contexte de la crise climatique.
Il entame aujourd'hui ce travail dans le cadre d‘un contrat post-doctoral à l’EHESS (2022/2023), accueilli au sein du Centre Norbert Elias à Marseille ; et compte bien continuer son parcours de socio-anthropologue du changement, en France, ou à l’étranger.
Le travail de Pierre-Yves Wauthier soulève en tous cas de nouvelles questions et ouvre d’importantes perspectives de recherche sur la notion de famille et du vivre ensemble. Il est probable que ses recherches marqueront dans le futur une étape sur une époque résolument en train de changer. La publication de sa thèse a en tout cas amené Fr. de Singly à apporter des modifications importantes à la prochaine édition de son ouvrage « Sociologie de la famille contemporaine" (à paraître).
Un chercheur à suivre, assurément !
[1] Laurent, P.-J. (2010). Beautés imaginaires. Anthropologie du corps et de la parenté (Vol. 7). Academia. (Compte rendu publié dans L'Homme, disponible ici)
[2] Malinowski, B. (1970 [1930]). La vie sexuelle des sauvages du Nord-ouest de la Mélanésie. Description ethnographique des démarches amoureuses, du mariage et de la vie de famille des indigènes des Iles Trobriand de la Nouvelle-Guinée (D. S. Jankélévitch, Trans.). Payot
[3] Cai, H. (1997). Une société sans père ni mari. Les Na de Chine. PUF
[4] Maison d’édition rachetée par L’Harmattan la même année. L’ouvrage est donc disponible en France auprès de cette dernière.