Différencier science et pseudoscience : pas si simple
Publié par Gulliver - Membre du Réseau Culture Science Sud, le 11 juin 2021 2.7k
Différencier science et pseudoscience : pas si simple
Olivier Sartenaer, Université catholique de Louvain
S’il est un enjeu crucial pour l’épanouissement de nos démocraties, c’est bien celui de la lutte contre la désinformation. Dans le contexte particulier de problématiques de nature scientifique – comme le coronavirus, la vaccination ou le réchauffement climatique –, une telle lutte ne peut prendre corps qu’au départ d’un prérequis essentiel : il importe que chacun soit en mesure d’opérer une distinction entre énoncés scientifiques (aux degrés de fiabilité divers) et énoncés pseudoscientifiques (ou, plus généralement, non scientifiques).
Une telle faculté ne peut toutefois pas s’exercer « à vide », dans la mesure où il serait douteux que les êtres humains soient dotés d’une boussole mentale innée pour jauger du degré de scientificité des énoncés qu’ils rencontrent. Débusquer la pseudoscience exige a minima une idée préalable quant à la nature de ces traits qui seraient caractéristiques de la science. Sans aller jusqu’à devoir répondre à l’épineuse question « qu’est-ce que la science ? », il est évident que toute identification d’infox pseudoscientifiques se doit d’être articulée à un ensemble de critères de scientificité plus ou moins formels.
Mais quels sont ces critères ? Fort à propos, l’épistémologie – cette branche de la philosophie dédiée à l’analyse des déterminants d’une connaissance fiable – se révèle ici un réservoir de ressources utiles. La distinction entre sciences et pseudosciences y a en effet été abordée de longue date, et continue d’ailleurs de mobiliser les énergies. Cela étant, les travaux des épistémologues ne diffusent que rarement en dehors de certains cercles d’initiés, si ce n’est de manière distordue ou caricaturale (souvent sous la forme d’une dogmatisation de travaux – tels ceux de Popper ou Kuhn – présentés comme indépassables).
La présente contribution entend remédier à ce problème. Il y est question de présenter, critiquer et dépasser les compréhensions folkloriques de ce qui permettrait d’opérer une séparation entre sciences et pseudosciences.
Un point de départ hasardeux : la certitude
On pourrait certes retracer l’histoire de la démarcation entre science et non-science à la naissance même de la pensée philosophique. On peut toutefois se contenter ici d’évoquer, à titre de point de départ, le critère envisagé par les fondateurs de la science moderne (tels Descartes, Galilée, Newton ou Leibniz). En substance, sont à leurs yeux scientifiques ces énoncés qui se révèlent certains. En creux, toute affirmation incertaine, qu’elle soit religieuse, morale ou politique, ressortit au registre de la simple opinion.
Si le contexte historique au sein duquel un tel critère a été initialement envisagé rend la raison d’être de ce critère fort compréhensible, il n’en demeure pas moins que l’association opérée entre science et certitude relève du non-sens épistémologique. Dès le XIXe siècle – en capitalisant sur des travaux plus anciens, dont ceux de Hume –, le fait qu’aucune affirmation ne puisse en réalité prétendre à la certitude est reconnu et intégré aux épistémologies ultérieures, alors qualifiées de « faillibilistes ». À l’aune de celles-ci, la certitude est, au mieux, un idéal régulateur. La connaissance infaillible, à tout jamais à l’abri de la révision, relève du fantasme.
Si le faillibilisme de la connaissance est établi, il rend néanmoins mal à l’aise, dans la mesure où il pose un défi de taille pour la science. Si la certitude ne constitue pas cette frontière entre science et opinion, qu’est-ce qui pourrait remplir ce rôle ? C’est à ce stade précoce de la réflexion que s’insinue déjà le spectre de deux menaces dont on prend aujourd’hui la mesure des possibles dérives, à savoir le scepticisme radical d’un « puisque la certitude n’existe pas, rien ne peut être connu ! », et le relativisme stérile d’un « puisque la certitude n’existe pas, tout n’est qu’opinion (et toutes les opinions se valent) ! »
Une alternative « hype » mais inefficace : la méthode
Dissoudre ces menaces requiert de penser la spécificité de la science d’une manière autre que par le biais de la certitude. Dès le XIXe siècle, une première proposition est avancée, notamment par des savants comme Comte, Helmholtz ou Mach : ce qui fait la science, c’est sa méthode. Plus spécifiquement, la méthode scientifique serait cette démarche qui délivre les connaissances, certes non certaines, mais les plus fiables qui soient.
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Cette approche, aujourd’hui encore attractive dans certains cercles (par exemple chez les zététiciens), fut cependant contestée dès les débuts du XXe siècle, au point qu’il est aujourd’hui généralement admis qu’il n’existe pas de méthode universelle et anhistorique qui serait caractéristique de la science seule, une réalité épistémologique qui peine étrangement à être intégrée dans les cursus scientifiques.
Un changement de perspective avorté : la testabilité
Face à ce nouvel échec, c’est le célèbre mouvement néopositiviste né à Vienne – depuis Schlick et Carnap jusqu’aux prémisses d’une dissidence avec Popper – qui s’approprie et reconfigure la question de la démarcation.
En lieu et place de la certitude – inaccessible – ou de la méthode – vague ou indéfinissable –, la scientificité de la science se fonde alors essentiellement sur sa testabilité (empirique), qu’elle soit conçue d’abord comme vérifiabilité ou, plus tard, comme falsifiabilité. Mais ici encore, l’entreprise rate sa cible. Au-delà de verdicts erronés portés sur des cas non litigieux – par exemple des énoncés astrologiques jugés scientifiques, car empiriquement testables –, le défaut majeur du revirement néopositiviste fut certainement de déconnecter la scientificité des énoncés de ce qui devrait en toute logique précisément leur conférer cette scientificité, à savoir leur justification (ce qui concourt à rendre ces énoncés fiables).
D’une cacophonie de critères à la disqualification du problème
Le néopositivisme tombé, la seconde moitié du XXe siècle fut riche en propositions diverses pour (enfin) répondre au problème de la démarcation. Un énoncé sera par exemple considéré comme scientifique aussitôt qu’il sera correctement testé (et non seulement testable), reproductible, fécond ou qu’il ajoutera une connaissance dans un processus de progrès cumulatif. Toutes ces approches, et de nombreuses autres qu’il n’est pas loisible de recenser ici, se heurtent en réalité à un problème commun : elles qualifient irrémédiablement certains énoncés non scientifiques tout en en disqualifiant certains autres pourtant assurément scientifiques.
Face à une véritable cacophonie de critères en bataille, une attitude déflationniste ne manqua pas d’apparaître vers la fin du XXe siècle, convergeant à considérer toute la problématique de la démarcation comme un pseudo-problème. Les échecs successifs à mettre le doigt sur ce qui distinguerait la science des pseudosciences ne seraient-ils pas le signe qu’il n’y aurait en réalité rien à trouver sur lequel mettre le doigt ?
Vers une démarcation lucide
À l’heure des infodémies et des ravages humains qu’elles suscitent, il serait moralement hasardeux de renoncer ainsi à séparer la science de ses ersatz. Cela étant, ne pas intégrer le constat d’échec des générations passées à solutionner le problème de la démarcation serait faire preuve d’un manque criant d’humilité épistémologique. Comment donc sortir de cette impasse ? Comme souvent en philosophie : en faisant un pas en arrière afin de reconsidérer la manière dont le problème a été initialement posé.
Précisément, il est une approche contemporaine qui, opérant un tel pas, enjoint à considérer que la frontière entre sciences et pseudosciences ne doit pas être conçue sur le modèle jusque là recherché, à savoir celui d’une séparation nette, appelant à une solution au problème de la démarcation qui aurait la forme de l’identification de critères nécessaires et suffisants pour qualifier, sans ambiguïté aucune, tout énoncé de scientifique ou de non scientifique. Plutôt, il est ici question de reconnaître une certaine « zone grise » entre la science mûre (p. ex. l’astronomie) et la pseudoscience avérée (p. ex. la radiesthésie), zone où se côtoient et se confondent certaines pratiques scientifiques encore immatures ou « en gestation » (comme certaines branches des sciences forensiques ou psychologiques ?)
Mais comment opérer une démarcation utile dans ce contexte ? Non plus à l’aune de critères absolus et décontextualisés – sous la forme de péremptoires « ce qui fait la science, c’est X » –, mais plutôt au regard d’une check-list de marqueurs de scientificité face à laquelle chaque pratique envisagée se verrait assignée un score en vertu d’une pondération préétablie. Et c’est là toute la force de l’approche : elle autorise à jeter un regard positif sur l’histoire – certes de prime abord déprimante – des tentatives avortées de démarcation. Si celles-ci échouaient en effet à établir une distinction nette entre science et non-science, elles furent aussi de brillantes réussites au regard de l’objectif, plus modeste, d’identifier de bons indicateurs (ni isolément nécessaires ni conjointement suffisants) de scientificité. À cet égard, si l’astronomie se voit considérée comme une science, et la radiesthésie une pseudoscience, ce sera ici en vertu du fait que la première, mais pas la seconde, obtiendrait un score de scientificité important (mais non nécessairement maximal) au regard d’une liste de marqueurs comprenant certainement la falsifiabilité, la reproductibilité, l’aspect cumulatif, la fécondité, etc.
La frontière entre sciences et pseudosciences n’est certes pas une ligne claire et fixe. Mais elle n’est pas non plus inexistante ou seulement « subjective ». Bien que parfois floue et fuyante, n’autorisant pas toujours à cataloguer sans ambiguïté certains cas limites inévitables dans une entreprise scientifique riche, dynamique et diversifiée, elle s’articule à des marqueurs robustes que des générations d’épistémologues se sont donné pour mission d’identifier. De cet héritage reste à faire bon usage.
Olivier Sartenaer, Chercheur en communication et vulgarisation scientifiques (FNRS-ULB) / Chargé de cours en épistémologie (UCLouvain), Université catholique de Louvain
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.